Annexe 1 Esclavage, Génocide et Guerre au terrorisme

Une lecture anticoloniale du Canada

Au Canada, le terme de « suprématie blanche » a été banni du vocabulaire populaire où le discours sur le « multiculturalisme » pose le voile sur les tensions racistes de la société (i). Comme le note la sociologue canadienne Himani Bannerji, « L’appel multiculturaliste gomme en quelque sorte l’expérience coloniale et le caractère profondément eurocentrique de l’espace national canadien dans le but de recomposer et de relégitimer la nation afin de la rendre attrayante au plus grand nombre ».(171)

Ce discours bien pensant camoufle non seulement l’histoire du Canada, en tant que projet colonial, mais également les manifestations actuelles du racisme : les personnes racialisées restent confinées au bas de l’échelle salariale, sont sous-représentées dans les lieux de pouvoir et surreprésentées dans les institutions carcérales, pour ne nommer que ces phénomènes quantifiables. En ce qui concerne le Québec, Chantal Maillé, professeure associée à l’Institut Simone de Beauvoir, soulève la question suivante :

« Comment l’histoire officielle, soit le récit de la Conquête qui a consacré la thèse des deux peuples fondateurs, diabolisé les peuples autochtones et glorifié l’action civilisatrice du colonisateur, a-t-elle façonné et racialisé le Québec ? » Maillé poursuit : « Cette approche est d’autant plus intéressante dans le cas du Québec si l’on considère le double jeu de “colonisé-colonisateur” qui a façonné son histoire et qui en fait une formation politique unique dans son ambiguïté constitutive : nation conquise, mais également nation complice d’un Occident triomphant, adhérant au récit des deux peuples fondateurs, duquel est occultée toute référence à l’idée de conquête, de génocide ou d’esclavage. »(172)

Les trois piliers du pouvoir raciste

Pour Andrea Smith, féministe cherokee, le pouvoir raciste au sein de la société capitaliste d’Amérique du Nord, repose sur trois piliers : l’esclavage, le génocide et l’orientalisme (173).

Esclavage

Bien que l’histoire officielle reste souvent muette sur ce sujet, l’esclavage fut pratiqué au Canada français pendant près de 200 ans, la traite des Noir-e-s qui avait lieu sous la domination française s’est poursuivie à la suite de la Conquête britannique. Ce système d’appropriation des être humains jugés inférieurs offrait aux riches et au clergé (principalement de Montréal) une main-d’œuvre gratuite.

Le racisme doit être compris comme une séquelle du colonialisme et de l’esclavage dont les iniquités et les injustices ont encore des retombées aujourd’hui. (…) Il faut d’abord reconnaître qu’en Amérique du Nord, les premières victimes du racisme ont été les Amérindiens. Ceci dit, au Québec et au Canada, le racisme est un produit de l’aventure coloniale européenne. Les communautés noires ont été présentes dès le début de la colonisation, même si au Canada l’esclavage a été relativement plus faible en nombre à cause notamment du mode d’exploitation qui requerrait moins de main-d’œuvre que dans le Sud. On parle davantage d’esclavage domestique. Si les esclaves noirs ont été traités moins durement que dans les autres colonies, l’esclavage – en termes de déni d’humanité – reste l’esclavage. Mais ici, il a longtemps été considéré comme normal.(174) Jean-Claude Icart, sociologue québécois d’origine haïtienne.

Pour les féministes afro-américaines, ce système d’exploitation n’a pas complètement disparu, il a plutôt évolué vers la forme actuelle d’un capitalisme structurellement raciste. C’est ainsi qu’aux États-Unis, mais également au Canada, les besognes les plus aliénantes dont les Blanc-he-s ne veulent pas, sont assumées par les citoyen-ne-s racialisé-e-s, principalement les femmes de couleur. Sans vouloir pour autant amoindrir les horreurs de l’esclavagisme, ces féministes suggèrent de reconnaître que le capitalisme « chosifie » également les êtres humains destinés aux travaux les plus aliénants.

Génocide

Le second pilier se réfère au génocide commis contre les peuples autochtones. Andrea Smith, distingue deux stratégies du pouvoir colonial et raciste : celle qui vise à exploiter les colonisé-e-s (Noires, esclaves) et celle qui vise à annihiler les colonisé-e-s par des génocides culturels ou physiques (peuples autochtones). L’esclavage dote les personnes noires d’une unique valeur exploitable : leur force de travail. Ainsi, explique-t-elle, le système capitaliste qui le remplace a tout intérêt à « noircir » un grand nombre de ses membres afin d’avoir accès à un bassin de main-d’œuvre à bon marché. Notons ici que « noircir » réfère au fait que d’autres populations peuvent se retrouver marginalisées dans la catégorie « Noir » peu importe la couleur de leur peau (ex. les Irlandais en Amérique du Nord au 19e siècle).

Pour sa part, le projet colonial reconnaît aux Peuples autochtones non pas la valeur de leur force de travail mais leur ressource collective : le territoire. La présence de peuples prétendant à la propriété collective de la terre est un frein à la privatisation et à l’exploitation des ressources naturelles. La notion même de propriété collective est un obstacle au système capitaliste, d’où la nécessité d’exterminer physiquement et culturellement la présence autochtone sur le continent. Pour Kate Shanley(175), féministe assiniboine, les autochtones sont réduits dans l’imaginaire nord-américain à une « absence présente » qui véhicule l’idée d’une espèce en voie d’extinction par la force de la modernité victorieuse et qui justifie la poursuite de l’appropriation de leurs terres par les descendants coloniaux. Joyce Green, politologue et professeure à l’Université de Regina, dresse le même constat :

Dès lors qu’on aura d’emblée et inconditionnellement reconnu que les peuples autochtones existaient avant l’occupation coloniale comme entités politiques autodéterminées, dotées d’une culture particulière et contrôlant un territoire donné et, qu’en vertu de cet état de fait, ils sont bénéficiaires de droits propres, on aura franchi le premier pas vers une nouvelle relation de nature postcoloniale entre l’État canadien et les peuples autochtones. […] Pour cela, il faut plus qu’une simple inclusion de façade de contenus ou d’individus autochtones dans le corps politique canadien ; il faut changer la donne, renverser la logique colonialiste […]. Tant que les Canadiens ne seront pas véritablement saisis des impératifs de cette transformation, la citoyenneté et la souveraineté canadiennes resteront soumises à la logique colonialiste des origines. (176)

S’il est vrai que les peuples autochtones du Canada ont conquis, au fil des ans, certaines protections constitutionnelles et législatives permettant d’amoindrir les pratiques discriminatoires à leurs égards, ni l’État fédéral ni l’État québécois n’est disposé à reconnaître les peuples ancestraux en tant qu’entités politiques contrôlant un territoire. Au Québec, qu’il soit question de la « Paix des Braves» avec les Cris ou de « l’Approche commune» avec certaines des communautés innues, la concession de droits par l’État provincial est conditionnelle à l’abandon, par les communautés concernées, de toute poursuite judiciaire en cours et, surtout, de l’ouverture de leur territoire à l’exploitation de leurs ressources naturelles (développement hydroélectrique, par exemple). Le litige qui oppose l’État québécois aux Algonquin-e-s de la réserve de Maniwaki revendiquant leurs droits de pêche et de chasse sur leur territoire ancestral, depuis 1984, offre un exemple de la stratégie québécoise en la matière. Réfractaire à une telle demande, l’État québécois allongea les recours juridique en Cour provincial (1988), en Cour supérieure (1989) puis en Cour d’appel (1993), argumentant qu’il n’existait aucune preuve de l’occupation ancestrale de ce territoire par les Algonquin-e-s.(177) Loin d’être isolée, cette démarche favorisée par l’État québécois fut corroborée par le dévoilement en 2002 d’une série d’études réalisées pour le compte d’Hydro-Québec et du gouvernement québécois. Ces études visaient à démontrer que plusieurs nations autochtones n’occupaient pas les dits territoires ancestraux qu’ils revendiquent de manière continue et ce, dans le but de nier leur droit au titre d’aborigènes, reconnu par la constitution canadienne.(178) Cette non-reconnaissance de la présence autochtone se manifeste également dans l’incompréhension, voire les sentiments haineux, de la population non autochtone face aux revendications des Premières nations, que l’on pense à la crise d’Oka de 1990; à Ipperwash (Ontario) et Gustafsen Lake (Colombie-Britannique) en 1995; à Lustiguj (Restigouche, Québec) en 1998; puis à Esgenoôpetitj (Burnt Church, Nouveau-Brunswick) en 2001, ou encore aux fortes oppositions contre le traité avec les Nisga’a en Colombie-Britannique ou à l’Approche commune avec les Innus au Québec. Enfin, cette « absente présence » où se figent les rapports ancestraux de subordination coloniale se transpose dans l’écart socioéconomique entre la population autochtone et la majorité canadienne.

Racisme et immigration

Le racisme institutionnel se manifeste, entre autres, au sein des politiques d’immigration de l’État canadien. Alors que le Canada avait fait appel aux immigrant-e-s chinois-e-s pour construire le chemin de fer d’un océan à l’autre (1880-1885), les ressortissant-e-s de la Chine se sont fait imposer une taxe d’entrée dès la fin des travaux (1885) avant de se voir totalement interdire l’entrée au pays entre 1923 et 1947(179). Une politique similaire toucha les Japonais-e-s en 1927.(180) Parallèlement, toute personne noire était interdite d’entrée au pays dans les années 1920. La liste des politiques racistes d’immigration s’allonge malheureusement et de nombreux autres exemples pourraient être cités. Loin d’être disparus de la politique canadienne officielle, les préceptes racistes orientent toujours les politiques d’immigration de ce pays; qu’on pense à la dernière mouture de la loi concernant les travailleur-se-s saisonniers agricoles, au refus de modifier le programme des aides familiales résidentes (qui affectent principalement les femmes sud- asiatiques), ou le changement de lois sur les réfugiées limitant les possibilités de demande de refuges.


Guerre au terrorisme

Enfin, le troisième pilier, celui de l’orientalisme, se réfère à un concept développé par Edwar Said (181) pour nommer le processus par lequel l’Occident s’identifie en tant que civilisation supérieure en se construisant en opposition aux peuples « exotiques » de l’Orient (ce dernier terme était utilisé par les peuples d’Europe centrale pour désigner toute culture qui leur était étrangère). Au fil des siècles, « l’Orient » a été affublé de différents attributs, toujours en opposition aux caractéristiques de la civilisation occidentale : sauvage ou romantique, spirituel (par opposition au rationalisme occidental), violent et chaotique (par opposition à l’ordre de la loi), etc. Mais l’Orient mystérieux n’est pas seulement source d’aventures et de richesses, il représente également une menace constante pour la civilisation occidentale. Les discours va-t-en guerre disséminés par les États impérialistes (blancs) s’enflent de cette vision de supériorité vis-à-vis des civilisations  inférieures envieuses, qu’il soit question du « péril jaune », de la peur des « barbus latinos » qui s’en prenaient à l’impérialisme nord-américain ou de la peur d’une invasion de « notre » société par les pauvres de couleurs affluant à « nos » frontières. La construction d’un islam violent menaçant les « valeurs de la civilisation occidentale » participe du même discours. Le « terrorisme » y est présenté comme la menace de l’Orient face à l’Empire et à ses valeurs dites universelles de liberté et de démocratie.

Au Canada, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) est tristement connue, entre autres, pour sa mesure portant sur les certificats de sécurité, disposition qui suspend les droits fondamentaux d’individus soupçonnés d’activités terroristes : arrestation et détention indéfinies sans accusation, preuves secrètes (incluant des informations obtenues sous la torture), éventuel procès à huis clos et, à la clé, un renvoi sans appel vers le pays d’origine. Depuis plusieurs années, cinq hommes d’origine arabo-musulmane vivent un véritable enfer kafkaïen, malgré le fait que cette mesure administrative a été invalidée par la Cour suprême du Canada. Devant l’importante contestation qu’a soulevée l’utilisation des certificats de sécurité, le gouvernement fédéral s’est tourné vers la récente Loi antiterroriste canadienne, adoptée en décembre 2001. La dérive sécuritaire fallacieusement justifiée par la dite menace terroriste (qui remplace dans les discours la menace communiste) affecte en premier lieu des individus et communautés racialisé-e-s : citons en exemple le refus de rapatrier Abousfian Abdelrazik en 2010, la déportation vers la torture de Maher Arar et de trois autres Canadiens d’origine proche-orientale (Abdullah Almalki, Muayyed Nureddin et Ahmad Abou El-Maati), la situation déplorable d’Omar Khadr, etc. Par ailleurs, les récentes arrestations faites par la GRC, sous les dispositions de la loi antiterroriste, dans le cadre de l’opération grossièrement intitulée « Projet Samossa » (en août 2010), ou encore l’accueil agressif réservé aux réfugié-e-s tamoul-e-s arrivé-e-s par bateau en août 2010 sont les derniers épisodes d’une longue série noire ciblant les communautés racialisées, appréhendées en tant que menace à la «Civilisation» canadienne.(182)

Bref, malgré le discours sur le multiculturalisme, malgré les chartes des droits et en dépit de l’image de « défenseur des droits humains » ou de « pays d’accueil » que le Canada vend sur la scène internationale, il n’est pas surprenant de voir ses soldat-e-s occuper des pays subordonnés (Haïti et Afghanistan) ou ses entreprises (minières en premier lieu) détruire territoires et communautés. Il ne s’agit pas là de cas isolés de violations au droit international ou aux droits humains, mais bien du rayonnement impérialiste d’un État qui, 500 ans après la conquête de l’Amérique, reste un projet colonial.

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(I) Ghassan Hage, sociologue australien, note au sujet de la politique du muticulturalisme : « Malgré l’humanisme pluraliste et la volonté de tolérance et de reconnaissance de l’altérité qui paraissent l’animer, et bien qu’elle se conçoive a contrario de l’égalitarisme formel, elle n’en constitue pas moins une stratégie visant à reproduire et à édulcorer les rapports de pouvoir qui tiennent les groupes ethnoculturels minoritaires et racisés à bonne distance sociale des groupes majoritaires ou dominants. » Cités par Salée, « Peuples autochtones, racisme… », p.67.
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171 Citée par Salée, « Peuples autochtones, racisme et pouvoir d’État … », p. 67.
172 Maillé, «Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois », p. 98.
173 Smith, « Heteropatriarchy and the Three Pillars of White Supremacy ».
174 Icart, « Un long combat…», p. 20.
175 Shanley, « Thoughts on Indian Feminism ».
176 Green, « Autodétermination, citoyenneté et fédéralisme… », pp. 27-28.
177 Salée, « Peuples autochtones, racisme et pouvoir d’État … »
178Bulletins de nouvelles de Radio Canada, 17 août 2002 et 29 octobre 2002, cités par Salée, « Peuples autochtones..»
179 Worrall, Finding Memories, Tracing Routes…
180 Oikawa, Cartographies of Violence: Japanese Canadian Women …
181 Saïd, Orientalism.
182 Pour plus d’informations sur ces cas, voir : Réseau de la commission populaire [En ligne]www.commissionpopulaire.org