Annexe 2 Le rôle des ONG au cœur de la tourmente: le cas d’Haïti

Note éditoriale : Nous osons à peine aborder le sujet, les camps sont tranchés et les accusations graves. Avec ce processus de réflexion critique, il nous aurait été impossible de passer à côté de l’exemple sous peine de contribuer à en faire un tabou. Il sera également impossible de venir à bout du sujet, il faudra poursuivre le débat. Nous espérons donner le goût aux lecteurs et lectrices de pousser la réflexion plus loin, afin de se faire leur propre idée.

Après plus de 500 années de colonisation, des politiques économiques coloniales toujours en vigueur, des catastrophes à répétitions, la plus grande proportion d’ONG par habitants au monde, Haïti est un cas où s’exacerbent et interagissent des contradictions douloureuses.

L’engagement renforcé du Canada en Haïti s’inscrit dans les priorités du Canada pour les Amériques et met l’accent sur la prospérité, la sécurité et la gouvernance démocratique. Haïti est le premier bénéficiaire de l’aide canadienne au développement dans les Amériques et le deuxième à l’échelle mondiale (après l’Afghanistan). Cette aide provient de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).(183)Gouvernement du Canada.

Coup d’État ou transition démocratique des lectures très divergentes

Le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti a été marqué par des tensions qui ont abouti au départ contraint et forcé du président Jean-Bertrand Aristide, le 29 février. Victime d’un ” coup d’État moderne ” pour les uns, dictateur justement évincé pour les autres, l’ex-président demeure très controversé. Mais l’issue de la crise soulève aussi de nombreuses questions sur les ambiguïtés de son ex-opposition.(184) Maurice Lemoine, rédacteur en chef du Monde diplomatique. (i)


Coup d’État et occupation militaire…

De nombreux groupes de base en Haïti et à travers le monde ont abondamment dénoncé le « départ forcé » du 29 février 2004 orchestré par les États-Unis et la France contre le président Aristide, chef du parti Lavalas qui, entre autres, maintenait un discours public anti-impérialiste. Le coup d’État fomenté par le Groupe des 184 soutenu par Washington, reçut l’appui du Canada, qui occupait militairement l’aéroport de Port-au-Prince, pendant que le président d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide ,signait une « démission » avant d’être escorté par des soldats étasuniens jusqu’en Afrique. Il affirme encore aujourd’hui avoir été enlevé par cette mission franco-étasunienne.

… ou démission d’Aristide et transition politique ?

L’interprétation des faits est considérablement différente du point de vue des ONG canadiennes; selon ces dernières, le départ d’Aristide aurait été fait en accord avec le droit international : « Le 29 février 2004, le Président Aristide démissionne et quitte le pays. Conformément à la Constitution, M. Boniface Alexandre, Président de la Cour de Cassation, prête serment comme Président intérimaire. Dans la soirée, le Conseil de Sécurité des Nations Unies vote la résolution 1529 autorisant le déploiement immédiat d’une Force Multinationale Intérimaire (MIF). »(185)

Une analyse soutenue par la majorité des ONG canadiennes et québécoises affirme que « Loin d’orchestrer un coup d’État en Haïti, en fait, le geste important de la communauté internationale a été de s’abstenir d’envoyer des troupes défendre le gouvernement d’Aristide. Avoir agi ainsi, devant l’opposition massive et la faillite morale du gouvernement, aurait été, à ce stade, aller à l’encontre de la volonté de la majorité de la population. »(186)

Controverse dans le milieu de la coopération internationale

Il y a très peu de documentation disponible pour comprendre le point de vue des ONG canadiennes. Cependant, certaines prises de position publiques laissent des questions en suspens. Par exemple, le 15 décembre 2003, soit quelques semaines avant le coup, l’AQOCI publiait un communiqué : « demandant au nouveau premier ministre du Canada, M. Paul Martin, de poser un geste de solidarité envers la population haïtienne en retirant son appui au régime du parti Lavalas. Le message envoyé à la communauté internationale sera enfin clair.». Ce communiqué a été repris par plusieurs organismes. Pourtant, le Canada n’appuyait déjà plus depuis longtemps le gouvernement Aristide. Dès janvier 2003, lors d’un sommet réunissant des diplomates étasuniens, français et canadiens au Lac Meech, le diplomate canadien Denis Paradis déclarait « La communauté internationale ne peut attendre la fin du mandat de cinq ans du Président Aristide en 2005. Aristide doit partir et la communauté internationale doit se préparer à une nouvelle ronde d’aide humanitaire et d’occupation militaire étant donné sa responsabilité démocratique de protéger les habitants vulnérables de cet État en faillite. »(187)

Les déclarations des organismes québécois de coopération ont été perçues comme un geste d’encouragement à une intervention militaire canadienne, qui depuis n’a d’ailleurs pas été critiquée par ces mêmes organismes. Très peu de voix se sont fait entendre pour dénoncer entre autres des exactions des militaires canadiens.(188)

Pour certain-e-s, le coup d’État de 2004 n’est qu’une étape de plus dans le pillage sans vergogne d’Haïti depuis la colonisation. Dans leur livre Canada in Haïti : Waging War Against the Poor Majority, les journalistes Yves Engler et Anthony Fenton dénoncent non seulement la complicité du Canada dans le coup d’État, mais également le rôle joué par les ONG pour rendre acceptable le coup d’État dans l’opinion publique canadienne en le présentant comme une nécessité démocratique. Les auteurs documentent le rôle du Canada dans la période de déstabilisation préliminaire au renversement d’Aristide en démontrant que le Canada, tout comme les États-Unis et l’Union européenne, a pratiquement annulé toute aide internationale au gouvernement haïtien et a plutôt financé des ONG haïtiennes favorables à la minorité anti-Aristide.(ii) Les auteurs invitent les Canadiens à réfléchir sur cette stratégie :

Imaginez un plan pour fournir aux Canadiens leur éducation, leur système de santé, leur eau et leur sécurité sociale au moyen d’organismes de bienfaisance privés (financés par des pays étrangers), de grandes entreprises et de riches individus. Et si ces mêmes organismes de bienfaisance privés finançaient en même temps des partis politiques de l’opposition et appuyaient la prise du Parlement par les armes ? (189)

Un modèle économique défaillant

L’intervention internationale en Haïti est légitimée par le discours sur l’aide au développement : « le capitalisme à la rescousse » est la réponse proposée pour chaque désastre. Par exemple, ce sont les mêmes politiques coloniales qui affaiblissent depuis sa création l’économie de l’État haïtien, qui ont été proposées comme solution de reconstruction à la suite du tremblement de terre de janvier 2010 (190). Avec plus de 10 000 ONG présentes en Haïti, leur pouvoir économique dépasse celui de l’État haïtien et elles ont un pouvoir politique conséquent. Elles ne peuvent donc pas être étrangères au modèle de développement « proposé ».

Témoignant devant la commission des Affaires étrangères du Sénat des États-Unis le 10 mars 2010, l’ancien président Bill Clinton, aujourd’hui envoyé spécial à Haïti pour l’Organisation des Nations Unies, a présenté une remarquable confession. Faisant référence aux politiques de libéralisation qu’il a lui-même fait appliquer en Haïti dans les années 1990 et qui ont contraint ce pays à supprimer les droits de douane sur le riz importé des États-Unis, l’ancien président admet que cela « était peut-être bon pour certains de mes agriculteurs dans l’Arkansas, mais cela n’a pas fonctionné. » Et il poursuit : « C’était une erreur… Je vis chaque jour avec les conséquences de la perte de la capacité de produire une récolte de riz en Haïti pour nourrir ces personnes en raison de ce que j’ai fait, personne d’autre. » (191)

Alors qu’un ancien président des États-Unis reconnaît que sa politique étrangère est directement responsable des famines qui ravagent le peuple haïtien, peut-on espérer que les changements de gouvernement, orchestrés par ce même État – et ses alliés – , soient motivés par le bien-être de ce peuple plutôt que par des intérêts impérialistes ?
Lors de son investiture en tant qu’envoyée spéciale en Haïti de l’UNESCO, l’ancienne gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, déclarait souhaiter que son pays d’origine cesse d’être « un vaste laboratoire d’essais et d’erreurs pour l’aide internationale. »(192) L’exemple d’Haïti regorge d’illustrations soulignant la nécessité d’appliquer une analyse critique aux objectifs et implications de la coopération internationale qui, malgré toute sa bonne volonté,, se trouve bien souvent arrimée aux politiques menées par les États impérialistes.

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i À la fin mars 2004, alors que l’ex-président se morfond en Afrique du Sud, seront rendus publics à Santo Domingo (République dominicaine) les résultats préliminaires d’une commission d’enquête sur Haïti menée par l’ancien procureur général des États-Unis, M. Ramsey Clark. La commission révèle que « les gouvernements des États-Unis et de la République dominicaine auraient participé à l’armement et à l’entraînement, dans ce pays, des “rebelles” haïtiens ».
ii« Un rapport de l’ACDI publié en 2005 affirme que, dès 2004, les acteurs non gouvernementaux (à but lucratif ou non) fournissaient près de 80 % des services de base. […] Sans exception, les documents obtenus de l’ACDI révèlent que les organisations idéologiquement opposées à Lavalas étaient les seuls récipiendaires du financement canadien. Les groupes de la société civile favorables à Lavalas ne recevaient aucuns fonds. »Engler et Fenton, Canada in Haïti… Dans le rapport de l’ACDI (2005), on peut lire : (trad.libre) « Dans le cas d’Haïti, ces acteurs [ONG] ont été utilisés pour circonscrire la frustration engendrée par le fait de travailler avec le gouvernement [d’Aristide]… cela a contribué à établir un système parallèle de prestations de services, érodant ainsi la légitimité, la capacité et la volonté de l’État en ce qui concerne la prestation de services.»
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183Canada. Gouvernement du Canada. 2010. « Relations Canada-Haïti ». [En ligne] (Consulté le 22 janvier 2010.)
184 Lemoine, Maurice. 2004. «Bourreau ou victime ?». Le Monde Diplomatique, septembre.
185 Canada. Agence canadienne de développement international – ACDI. 2004. Résumé du cadre de coopération intérimaire 2004-2006. [En ligne] (Consulté le 25 novembre 2010.)
186Développement et Paix. 2006. « La question du départ d’Haïti de Jean-Bertrand Aristide ». [En ligne] (Consulté le 12 décembre 2010.)
187 Dubuc, Pierre. 2008. « Coup d’État en Haïti « revisité » ». L’Aut Journal, 13 juin. [En ligne]
188 Heinrich, J. 2006. « Canadian troops in Haiti accused of making death, rape threats ». The Gazette, 2 septembre.
189 Engler, Yves et Anthony Fenton. 2005. Canada in Haïti : Waging War Against the Poor Majority. Winnipeg, MB et
Black Point, NS : Fernwood Publishing.
190 Dupuy, Alex. 2010. « Disaster Capitalism to the Rescue: The International Community and Haiti After the Earthquake ». NACLA Report on the Americas (juillet-août).
191 Trad.libre. « may have been good for some of my farmers in Arkansas, but it has not worked.” […] “It was a mistake. … I had to live every day with the consequences of the loss capacity to produce a rice crop in Haiti to feed those people because of what I did, nobody else.» Idem.
192 Dolbec, Michel. 2010. « Pour Michaëlle Jean, Haïti ne doit plus être un laboratoire des erreurs ». La Presse, 8
novembre.