Quel droit d’ingérence pour l’action humanitaire ?

Le concept d’ingérence humanitaire, largement diffusé par Médecins sans frontières, véhicule l’idée selon laquelle l’intervention extérieure est légitimée « non par le droit, mais par la morale, celle de l’extrême urgence qui porte à faire prévaloir le sauvetage des victimes sur la sauvegarde de la souveraineté ».(35)

Au Québec, ce concept se popularise dans les années 1980 alors que des OCI mobilisent l’opinion publique autour des famines qui sévissent dans la Corne de l’Afrique. En 1984, au nom de l’urgence humanitaire et face à l’inaction de la communauté internationale, certaines ONG telles Développement et Paix (36) et Oxfam Québec décident d’acheminer des convois d’aide humanitaire aux camps de réfugiés du nord de l’Éthiopie sans l’autorisation du gouvernement éthiopien qui s’oppose alors à toute intervention étrangère sur son territoire. Dans ce cas, l’ingérence humanitaire est un engagement solidaire qui implique, pour ces ONG, d’aller à l’encontre de l’autorité gouvernementale. On peut certes s’interroger sur les privilèges occidentaux qui permettent à des ONG du Nord de défier la souveraineté des États du Sud, alors que la situation contraire serait hautement improbable. Il est toutefois également possible d’établir un parallèle entre ce type d’ingérence humanitaire et les actions de désobéissance civile qui, au nom de l’urgence et de la gravité de la situation, violent délibérément les lois pour atteindre leurs objectifs. Forts de cette vision, certain-e-s proposent ainsi de considérer que l’ingérence humanitaire des forces non gouvernementales transcende en quelque sorte le pouvoir des États et participe de ce fait à la construction d’un contre-pouvoir.

Parallèlement au sans-frontiérisme, le concept d’ingérence humanitaire fait son chemin au sein des Nations Unies où est adopté en 1988 le principe de « libre accès aux victimes » ; ce principe légitime le recours à la force par les États et les institutions multilatérales dans les situations d’urgence.(37) Il sera invoqué pour justifier les opérations de type militaro-humanitaires dans les années 1990 (Kurdistan irakien, Somalie, ex-Yougoslavie, Kosovo) et il évolue par la suite vers le principe de la « responsabilité de protéger », lequel établit un cadre normatif permettant de déterminer « quand il est approprié que des États prennent des mesures coercitives – et en particulier militaires – contre un autre État afin de protéger des populations menacées ».(v)

L’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis (2001) reçoit ainsi l’aval des Nations Unies et l’occupation actuelle de l’Afghanistan par des troupes militaires étrangères, dont celles du Canada, est perçue comme une mission humanitaire de pacification et de reconstruction.

Vingt mille tonnes de bombes ont été larguées pendant les 78 jours de bombardements en Serbie. Dix pour cent des missions de combats et de bombardement ont été menées par des avions canadiens. La contribution directe du Canada à la guerre contre la Yougoslavie fut diverse et variée, mais on connaît au moins une douzaine d’actions majeures auxquelles le Canada a contribué. L’une d’elles, majeures, passa par le canal diplomatique, le soutien diplomatique, des aides, de la promotion, des relation publiques, le tout en faveur de la guerre. Extrait de Myths for Profits : Canada’s Role in Industry of War and Peace.(38)

Le 18 mars 2011, le gouvernement canadien a annoncé que six avions de chasse étaient en route pour la Libye, le 19 mars, un bombardement « humanitaire » était orchestré par une coalition internationale créée à l’initiative de la France. Les États-Unis en prenaient la tête le 20 mars, et négociaient le rôle que l’OTAN prendrait pour la suite des opération deux jours plus tard .

Les États-Unis et l’OTAN appuient une insurrection armée dans l’est de la Libye dans le but de justifier une “intervention humanitaire”. Il ne s’agit pas d’un mouvement de protestation non violent comme ceux de l’Égypte et de la Tunisie. […] Les conseillers militaires et les Forces spéciales des États-Unis et de l’OTAN sont déjà sur le terrain. L’opération a été planifiée pour coïncider avec les manifestations dans les pays arabes voisins. On a fait croire à l’opinion publique que le mouvement de protestation s’est étendu spontanément de la Tunisie à l’Égypte et ensuite à la Libye.[…] En Yougoslavie, les forces des États-Unis et de l’OTAN ont déclenché une guerre civile. Le but était de créer des divisions ethniques et politiques, lesquelles ont finalement mené à l’éclatement d’un pays entier. Cet objectif a été atteint par la formation et le financement clandestin d’organisations paramilitaires armées, d’abord en Bosnie (Armée bosniaque, 1991-95) puis au Kosovo (Armée de Libération du Kosovo (ALK), 1998-1999). La désinformation médiatique (incluant des mensonges purs et simples et des fabrications) a été utilisée à la fois au Kosovo et en Bosnie pour appuyer les affirmations des États-Unis et de l’Union européenne voulant que le gouvernement de Belgrade ait commis des atrocités, justifiant ainsi une intervention militaire pour des raisons humanitaires.Michel Chossudovsky, économiste canadien.(39)

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v- La formule « responsabilité de protéger » est chère au Canada, elle a été inventée en 2002 par le panel d’experts réunis à l’initiative du Canada au sein de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États (CIISS).

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35-Bettati, « Théorie et réalité du droit d’ingérence humanitaire », p. 20.
36- Site web de Développement et Paix: www.devp.org
37- St-Pierre, « L’ingérence humanitaire: une brève histoire », dans Conoir et Verna, L’action humanitaire du Canada.
38- Miller, Myths for Profits…
39- Chossudovsky, « Insurrection and Military Intervention: The US-NATO Attempted Coup d’Etat in Libya ? »