ONG et forces militaires : même combat ?

Je vous assure que l’Amérique ne pourrait atteindre son objectif de former un monde plus libre, plus prospère et plus sécuritaire sans vous. […] Tout comme nos diplomates et nos militaires, les ONG américaines sont là-bas, en train de servir et de se sacrifier sur la ligne de front de la liberté. […] J’entends sérieusement m’assurer que nous avons les meilleures relations avec les ONG qui sont une force multiplicatrice pour nous, une partie si importante de notre équipe de combat. […] Parce que, voyez-vous, il s’agit d’un partenariat, un partenariat entre nous, au gouvernement, et vous, représentants d’ONG sans but lucratif et à but lucratif. Nous sommes tous engagés dans le même but singulier, aider l’humanité…Colin Powell, secrétaire d’État (États-Unis, 2001)(40).


Les ONG sont en effet mobilisées pour participer à l’effort de guerre des puissances impérialistes, rappelant l’imbrication des rôles du soldat et du missionnaire. Comme le rappelle Eric Marclay, chercheur canadien : « …le champ de bataille du XXIe siècle n’est plus strictement réservé aux soldats et une coopération civilo-militaire améliorée y joue un rôle essentiel ».(41) En Afghanistan, l’ACDI participe, par exemple, à la « coopération civilo-militaire » (COCIM) et finance à ce titre des entreprises privées et des ONG canadiennes pour mener à bien des projets de « reconstruction » qui s’intègrent à la stratégie contre-insurrectionnelle poursuivie par les forces d’occupation.

Les projets de COCIM comportent souvent la réalisation et le financement de petits projets visant à gagner la confiance de la collectivité ; à ce titre, ces projets peuvent ressembler beaucoup à un travail d’aide ou de reconstruction. Bien que les activités de COCIM puissent être bénéfiques à court terme (si elles sont bien menées), par exemple en permettant de réaliser des projets d’infrastructure à petite échelle, elles s’inscrivent néanmoins dans une stratégie anti-insurrectionnelle, aussi peu cinétique soit-elle. Les agents de la COCIM qui se rendent dans les collectivités sont accompagnés d’équipes militaires composées d’un commandant et d’un maximum de 15 soldats qui assurent leur protection. Non seulement la présence militaire armée au sein des équipes de COCIM est-elle évidente, mais les agents de la COCIM sont eux-mêmes des militaires considérés juridiquement comme des combattants.(42)

Afin d’assurer la sécurité de leurs membres, de protéger les convois d’aide humanitaire et de garantir l’accès aux victimes, les ONG présentes sur les lieux de conflits cohabitent souvent avec les forces militaires étrangères et leurs activités sont généralement restreintes aux zones contrôlées par les puissances étrangères et leurs alliés locaux. Comme l’exprime Raphaël Gorgeu, ex-travailleur humanitaire en Afghanistan, les ONG travaillent, plus souvent qu’autrement, là où le gouvernement le permet : « Nous répondions à des besoins existants certes, mais uniquement dans des zones accessibles, à savoir des zones sous contrôle gouvernemental. Qu’en était-il des zones non gouvernementales et de leurs besoins ? »(43)

Aux yeux des populations locales, les rôles de l’humanitaire et du militaire sont dès lors difficilement dissociables et le statut de « tiers parti » défendu par les acteurs humanitaires n’est plus garant de leur sécurité.

En Afghanistan, deux membres d’Action contre la faim (ACF) ont été pris en otage, trois volontaires d’International Rescue Committee (IRC) ont été assassinés [en 2008], ainsi que leur chauffeur. Au Sri Lanka, dix-sept membres d’ACF ont été tués en 2006. Des volontaires de Médecins Sans Frontières (MSF) ont été capturés au Daghestan ou en République démocratique du Congo depuis 2005. Ces phénomènes s’observent dans les zones de conflits où les ONG cohabitent avec des militaires ou des casques bleus. Dans ces lieux, l’intention humanitaire sert de moins en moins de sauf-conduit, comme en Palestine, en Érythrée, au Yémen, au Sri Lanka, au Darfour. C’est encore moins le cas en Irak ou en Afghanistan.v Bernard Hours, anthropologue français(44).

Pour ce qui est de l’Afghanistan, Ramazan Bachardoust, ancien ministre en charge de la supervision des organisations humanitaires, considère que les violences contre les ONG sont « inévitables ». En 2004, il déclarait : « Je crains le pire pour les organisations non gouvernementales en Afghanistan car les Afghans sont convaincus qu’elles ont utilisé tout l’argent destiné au peuple ».(45)
En somme, les collusions entre l’action humanitaire et l’intervention militaire impérialiste ont miné les prétentions à la neutralité des ONG et peut-être davantage celles de leur universalité. Pour les belligérant-e-s, les travailleuses et travailleurs de l’humanitaire restent généralement lié-e-s, de par leur statut économique, leur nationalité, leur religion, etc., aux États occidentaux qui occupent militairement leur pays.

Au cœur du problème, se trouve l’absence de légitimité politique de l’ingérence. Elle présume une société civile mondiale qui n’existe pas, donnant un mandat universel (comme les droits) à des intervenants dont la nationalité, les ressources, l’idéologie seraient neutralisées ou occultées comme par enchantement. Elle nie la territorialité de l’existence humaine, l’insertion des hommes dans un tissu géographique et politique, c’est-à-dire, entre autres, des États souverains.(46) Bernard Hours, anthropologue français.

—————————————

40 Trad. libre “I can tell you that America could not succeed in its objectives of shaping a freer, more prosperous and more
secure world without you. […][…][…] As I speak, just as surely as our diplomats and military, American NGOs are out
there serving and sacrificing on the front lines of freedom. […][…] I am serious about making sure we have the best
relationship with the NGOs who are such a force multiplier for us, such an important part of our combat team. […]
Because, you see, it’s a partnership, a partnership for those of us in government and those of you represented here this
morning out of government, NGOs, non-profits and profits. But all committed to the same, singular purpose to help
humankind…” Powell, Colin. Allocution lors du « National Foreign Policy Conference for Leaders of Nongovernmental
Organizations », Washington, 26 octobre 2001. En ligne : http://avalon.law.yale.edu/sept11/powell_brief31.asp
(Consulté le 18 décembre 2010.)
41 Marclay, « Le virage vers les questions de sécurité… », dans Audet et al. L’aide canadienne au développement.
42 CCCI, « L’aide dans le collimateur : : Les relations civilo-militaires en Afghanistan – Avril. 2009»
43 Gorgeu, « Principes humanitaires et aide à la reconstruction : un dilemme? »
44 Hours, « Derrière les évidences humanitaires… »
45 Bassirat.net, « Afghanistan – Bilan des ONG : Ramazan Bachardoust a démissionné »
46 Hours, « Derrière les évidences humanitaires… »