La notion de « développement »

[…| il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. […] Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. […] Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de notre réserve de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en collaboration avec d’autres nations, nous devrions encourager l’investissement de capitaux dans les régions où le développement fait défaut. […] Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix.(97)Discours d’investiture d’Harry Truman, président des États-Unis, le 20 janvier 1949.


Au-delà des critiques soulignant les intérêts politiques sous-jacents à l’APD, l’idée même de « développement » mérite d’être analysée. Le concept de développement fait son apparition dans l’imaginaire occidental au milieu du 20e siècle, notamment lors du discours d’investiture du président étasunien Harry S. Truman (1949). Celui-ci utilisa le terme « sous-développé », créant ainsi l’illusion d’un simple problème de retard dans l’achèvement d’un processus naturel : le développement capitaliste. Les pays du Nord font alors la découverte de la pauvreté dans le monde, un trait essentiel attribué au Tiers Monde, alors conçu comme un bloc monolithique. La construction du discours du développement qui s’effectue à cette époque sera très efficace : concept fourre-tout, le développement (capitaliste) se pose comme unique solution aux divers maux de l’humanité. Comme l’explique Gustavo Esteva, intellectuel mexicain :

Le sous-développement a ainsi commencé le 20 janvier 1949. Ce jour-là, 2 milliards de personnes sont devenues sous-développées. Au sens réel, à ce moment, elles ont cessé d’être ce qu’elles étaient, dans toute leur diversité, et ont été métamorphosées en un miroir inversé de l’autre réalité : un miroir qui les rabaisse et les renvoie en fin de queue, un miroir qui définit leur identité, qui est en fait celle d’une majorité diversifiée et hétérogène, simplement comme une minorité homogénéisée et limitée.(98)

Les critiques du développement sont nombreuses. Certaines attaquent la pensée dualiste d’un monde divisé entre « développés » et « sous-développés », pensée qui rappelle l’idéologie colonisatrice et son opposition entre peuples « civilisés » et « sauvages ».

Par son intitulé même, l’aide au développement ré-institue, sous les auspices de la solidarité, les catégories hiérarchiques héritées de ce passé [colonial]. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors qu’est entérinée – serait-ce pour les plus louables raisons – une opposition du type ” développé/sous-développé ” ? Les critères économiques qui définissent les ” pays les moins avancés ” comme les critères anthropologiques qui donnent à voir des ” peuples attardés ” appartiennent les uns et les autres au vocabulaire du dominant.(99) Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières.

D’autres critiques montrent du doigt la vision linéaire du développement calquée sur l’histoire des pays capitalistes (« évolution » d’une société dite traditionnelle à une société de consommation de masse en passant par le processus d’industrialisation). Les théoriciens de la dépendance y voient pour leur part une totale contradiction puisque les causes du « sous-développement » (pillage des ressources, termes inégaux de l’échange, endettement, etc.) sont attribuables au développement des puissances capitalistes. Selon cette lecture de l’économie mondiale, il ne saurait y avoir de développement sans sous-développement. Dans la même lignée, les adeptes de la décroissance mettent de l’avant les limites écologiques de la croissance infinie pour dénoncer l’idée selon laquelle l’ensemble de la population mondiale pourrait bénéficier de la société de consommation.
Les critiques les plus virulentes s’adressent aux politiques qui ont été mises en place par les États riches et les institutions internationales dans le but de « développer » les économies dites sous-développées. Plusieurs voix discordantes s’élèvent dans les pays du Sud pour dénoncer les politiques d’aide au développement qui maintiennent leurs économies dans un état de complète dépendance vis-à-vis des marchés internationaux dominés par les pays riches du Nord.

Mieux vaut condamner un instrument de domination des peuples et d’affaiblissement des luttes d’émancipation que tenter de le réformer, alors que ceux qui le contrôlent ne se réforment pas. Le refus de cette forme d’aide est bien plus préjudiciable pour les bailleurs que pour les supposés bénéficiaires.(100) Ghazi Hidouci, ancien ministre algérien des finances (1989-1991).

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97 Truman. Discours d’investiture (20 janvier 1949), cité dans Rist, Le développement…
98 Trad.libre. “Underdevelopment began, then, on January 20, 1949. On that day, two billion people became underdeveloped. In a real sense, from that time on, they ceased being what they were, in all their diversity, and were transmogrified into an inverted mirror of other’s reality: a mirror that belittles them and sends them off to the end of the queue, a mirror that defines their identity, which is really that of a heterogeneous and diverse majority, simply in terms of a homogenizing and narrow minority.” Esteva, « Development », dans Sachs, The Development dictionary…, p. 7.
99 Brauman, « Mission civilisatrice, ingérence humanitaire. »
100 Hidouci, « L’aide au développement… », dans Duchatel et Rochat, Efficace, neutre…