Développement durable et néolibéralisme

La crise de la dette des années 1980, dans les pays du Sud, ainsi que l’émergence des enjeux environnementaux sur la scène internationale ont contribué à forger un nouveau concept : le développement durable. En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations Unies dépose le Rapport Bruntland, Notre avenir à tous. Le nouvel objectif du développement y est ainsi formulé : « satisfaire les besoins actuels sans compromettre les besoins des générations futures ». Ce rapport intervient alors que se met en place le Consensus de Washington (1989), point de départ des politiques néolibérales imposées à l’échelle mondiale au moyen des Programmes d’ajustement structurel (PAS) dans les pays du Sud et des plans d’austérité budgétaire dans les pays du Nord. Pour avoir droit aux prêts gérés par les institutions financières internationales (telles que la BM et le FMI), les pays du Sud sont tenus de respecter une série de mesures dont la dévaluation de la devise nationale, lapromotion des exportations (aux dépens des cultures destinées au marché domestique), la libéralisation du commerce, la réduction des restrictions imposées aux investissements étrangers de même que la privatisation des entreprises publiques, des infrastructures et des services sociaux.(101)

Le concept de développement durable, qui préconise des projets à petite échelle menés par des acteurs de ladite société civile (petites et moyennes entreprises privées, coopératives, associations civiles, etc.) plutôt que des grands projets nationaux administrés par l’État, s’harmonise avec les nouvelles politiques néolibérales qui démantèlent le rôle social de l’État en prônant la privatisation des programmes sociaux et le développement du secteur privé. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le développement durable serait une alternative aux mesures néolibérales, les nouvelles politiques des institutions financières internationales adoptent les objectifs du développement durable en favorisant les projets locaux d’initiatives privées au détriment des politiques nationales de sécurité sociale. Le développement durable prend donc tout son sens à l’intérieur du discours néolibéral.

Certains avancent que ce concept, en dépit des bonnes intentions qu’il suscite parmi les ONG de la coopération internationale, a été habilement utilisé afin de maintenir l’idéologie du développement tout en y intégrant les nouvelles préoccupations écologiques, cooptant de ce fait les critiques adressées au modèle classique du développement (épuisement des ressources, échec des projets sur le long terme, lourdeur bureaucratique des projets à grande échelle, etc.). Comme le déclarait le PDG de Renault, Louis Schweitzer, dans le mensuel Enjeux Les Echos (décembre 2004) : « le développement durable n’est ni une utopie ni même une contestation, mais la condition de survie de l’économie de marché ». Dans son numéro spécial sur les « métiers d’avenir » (juillet 2004), le Magazine français Capital, décrit ainsi le métier de « Responsable du développement durable » :

Idéalistes, s’abstenir ! Le responsable du développement durable n’est pas là pour sauver la planète, mais pour faire en sorte que l’entreprise respecte les nouvelles normes de qualité et d’environnement. Et pour éviter les conflits sociaux ou les polémiques avec les consommateurs.

[Sur le sujet du développement durable, voir également : 2.5 Citoyenneté mondiale]

Depuis l’an 2000, autant les agences nationales que les agences multilatérales fondent leur action sur le Sommet du millénaire, qui eut lieu cette année-là au siège des Nations Unies à New York et au cours duquel furent adoptés les huit Objectifs du millénaire à atteindre avant 2015.(xi) Forts de ces nouveaux objectifs, les pays riches ont révisé leurs politiques d’aide au développement pour qu’elles soient plus « efficaces » et mieux « ciblées ».(xii) Néanmoins, comme on l’a vu précédemment, les objectifs du millénaire se trouvent relégués derrière les priorités de sécurité et de prospérité des États du Nord.

15 ans après l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies de la fameuse Déclaration sur le droit au développement, [1986] – enfant puîné de trente années d’efforts des pays fraîchement décolonisés pour rééquilibrer le monde, mettre fin à l’impérialisme et promouvoir un autre développement –, la promotion sans retenue du ” commerce international en tant que moteur du développement ” dans divers documents phares de l’Assemblée générale des Nations Unies (…) ne conduit-elle pas au triste constat qu’une majorité de gouvernements de ses États membres, aussi bien que l’appareil de l’Organisation lui-même ont aujourd’hui fait leurs les intérêts des sociétés transnationales, reléguant au deuxième plan toute autre considération ? (102)

L’aide au développement : durable pour qui ?
En Colombie, l’une des interventions de l’ACDI consistait à apporter des changements législatifs au code minier pour favoriser, entre autres, les pratiques de « développement durable » au sein de cette industrie. Par programme, l’agence poursuivait également l’objectif explicite de favoriser les investissements étrangers – précisément canadiens – dans le pays.
En collaboration avec le Ministère colombien des mines, l’Institut canadien de recherche en énergie (ICRE) a été mandatée pour participer à l’élaboration d’un nouveau code minier. Ce projet d’aide internationale a été réalisé grâce aux fonds accordés par l’ACDI et aux contributions de sponsors privés tels que les multinationales BP Canada Energy, Cargill, Chevron Canada, Conoco, Down Chemicals, Mobil, Shell, Total Fina ELF, UNOCAL, etc.
Après avoir tenté, sans succès, de faire adopter le nouveau code minier dans les années 1996-1998, la législation a finalement été approuvée en 2001 sous le nom de Loi 685. Pour rédiger ce nouveau code minier, le ICRE a embauché le cabinet Martinez-Cordoba et associés pour travailler sur la législation. Ce cabinet d’avocats représente plus de la moitié des compagnies minières canadiennes inscrites au registre national des entreprises d’exploitation minière.
Les changements législatifs apportés au code minier rendent impossible l’exploitation minière artisanale sous prétexte que celle-ci ne répond pas aux standards de développement durable. Ironiquement, les mégaprojets d’extraction minière menés par les entreprises privées répondent aux standards de développement durable définis par ce nouveau cadre législatif. Sur le terrain, les familles minières pratiquant l’exploitation à petite échelle depuis des génération ont été chassées de leur territoire au profit de compagnies étrangères (dont plusieurs canadiennes) qui développent des exploitations à grande échelle.(103)

Les compagnies financées par les programmes d’aide internationale des gouvernements voient en effet miroiter d’alléchantes perspectives de croissance économique dans le cadre des objectifs de développement, ainsi que le note Pierre Duhaime, dirigeant de la firme d’ingénierie québécoise SNC Lavalin, principal sous-traitant pour les projets d’infrastructures mis sur pied par l’ACDI dans les pays du Sud : « Les besoins en infrastructures, surtout dans les pays émergents, seront une source de croissance phénoménale pour plusieurs années à venir »(104). Il en est tout autrement pour les pays les plus pauvres où les écarts de richesse ne cessent de se creuser après 50 ans de politiques de développement. Plusieurs soulignent la « faillite du développement » et la nécessité de nouveaux paradigmes. Supachai Panitchpakdi, secrétaire général de la CNUCED (xii), trace en effet un sombre tableau :

Les modèles traditionnels appliqués aux pays moins avancés – PMA [une croissance portée par le commerce] semblent n’avoir pas très bien fonctionné […] au cours de ces 30-40 dernières années, le nombre de PMA a doublé [passant de 25 en 1971 à 49 aujourd’hui] ce qui montre bien que la situation s’est détériorée. Le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a de même doublé depuis les années 80. (105)

Bref, plus de 50 ans après les déclarations incendiaires de Frantz Fanon, force est de constater que les mécanismes de domination dans un monde postcolonial, loin de s’être estompés, se sont plutôt sophistiqués au sein du nouvel ordre mondial. Malgré (ou grâce à ?) un demi-siècle de politiques d’aide internationale en faveur du développement, les inégalités économiques se creusent entre les régions du Nord et du Sud et les pays pauvres sont plus que jamais soumis aux diktats des institutions financières internationales contrôlées par les puissances occidentales, lesquelles poursuivent la colonisation des territoires, des populations, des cultures, voire des idées.

xi Les huit Objectifs du millénaire pour le développement : réduire l’extrême pauvreté et la faim, assurer l’éducation primaire pour tous, promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, réduire la mortalité infantile, améliorer la santé maternelle, combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies, préserver l’environnement, et mettre en place un partenariat mondial pour le développement.

xii Dans le cadre de son plan d’action sur l’efficacité de l’aide, le gouvernement du Canada a annoncé en 2009 qu’il concentrera 80 % de ses ressources bilatérales dans 20 pays ciblés.

xiii Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. Créée en 1964, « la CNUCED vise à
intégrer les pays en développement dans l’économie mondiale de façon à favoriser leur essor. »

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101 ATTAC France, « A la fin des années 1970, les Institutions financières internationales (IFI) … »
102 Duchatel et Rochat, Efficace, neutre, désintéressée ?…, p. 7.
103 Aurélie Dumond, Colombie : l’invasion du secteur privé transnational, Rapport de recherche 2006. PASC, Montréal.
104 Cité par Théroux, « Une longueur d’avance pour le Québec ».
105 CNUCED, Rapport 2010 sur les 49 pays les moins avancés (PMA) du monde, cité dans Agence France Presse, 2010.
« Cri d’alarme de la CNUCED – Le nombre de pays très pauvres a doublé en quarante ans », Le Devoir, 26 novembre.