Aide et contrôle politique

Les premières critiques adressées à l’aide internationale sont sans contredit celles qui dénoncent l’instrumentalisation de cette « aide » à des fins politiques. Par exemple, pour choisir les principaux pays bénéficiaires de l’aide bilatérale canadienne, trois critères sont établis dont celui qui évalue « leur conformité avec la politique étrangère du Canada » (ACDI, 2010) (85). M. Severino, directeur général de l’Agence française de développement (AFD) et ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale, rappelle qu’il en a toujours été ainsi; l’aide internationale est avant tout un instrument de contrôle politique aux mains des pays riches :

Durant plus de trente ans, l’aide au développement a été essentiellement perçue par les maîtres politiques comme un instrument de maîtrise de la contagion communiste. […] La politique n’est pas morte, et l’aide au développement demeure l’un des rares outils dont disposent les chancelleries et les palais présidentiels de la planète quand la stabilité internationale est menacée. Il n’y a pas là matière à s’indigner, mais à nuancer une définition de l’aide par des objectifs économiques qui n’ont jamais constitué qu’une partie de son fondement. Régulièrement, les fonds publics sont engagés dans des États en développement pour ‘contenir’, ‘stabiliser’, voire ‘acheter’ des situations, des règlements politiques ou des populations.(86) J.-M. Severino, directeur pour l’Europe centrale puis vice-président pour l’Asie, Banque mondiale (1996-2000.)


De l’endiguement du communisme à la lutte au terrorisme, « la sécurité et le développement sont inextricablement liés »(87). À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États et les institutions internationales se sont mis cette fois à souligner le lien possible entre sous-développement, pauvreté et terrorisme. Mentionnons seulement le rapport de 2004 du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, constitué par les Nations Unies, qui stipule :

Le développement doit être la première ligne de défense d’un système de sécurité collective fondé sur la prévention. Lutter contre la pauvreté permettra non seulement de sauver des millions de vies humaines mais encore de donner aux États les moyens de combattre le terrorisme, la criminalité organisée et la prolifération. Le développement renforce notre sécurité à tous.(88)

Le mandat de l’ACDI inclut en effet la nécessité de soutenir « les efforts internationaux en vue de réduire les menaces à la sécurité canadienne et internationale »(89) et les opérations de l’agence sont appelées à s’intégrer au sein de ladite perspective des 3D : diplomatie, défense et développement. (90)

Bien que l’harmonisation des différents volets de la politique étrangère canadienne n’ait rien de surprenant, ce n’est qu’en 1995 que l’APD est officiellement intégrée à l’énoncé de mission de la politique étrangère du Canada (91), avec trois objectifs : 1- accroître la prospérité canadienne, 2- contribuer à un monde plus sécuritaire et 3- diffuser les valeurs canadiennes dans le monde.(ix)

Diplomatie, défense et développement
Notons que l’aide au développement et la diplomatie ne semblent pas suffisants pour assurer la prospérité et la sécurité du Canada. Bien que le pays ne soit pas ouvertement en guerre, on apprend sur le site web des forces armées canadiennes que « chaque jour, environ 8000 militaires des Forces canadiennes, soit à peu près le tiers de nos forces déployables, se préparent à une mission à l’étranger, y participent sur place ou en reviennent. »(92)

L’énoncé de politique étrangère de 2005 identifie clairement le sous-développement en tant que menace pour la prospérité et la sécurité du Canada :

Notre incapacité à réaliser des progrès significatifs à la fois sur les plans politique, économique, social et environnemental dans le monde en développement compromettra à long terme la sécurité et la prospérité du Canada.(93)

C’est ainsi que l’occupation militaire canadienne de Afghanistan devient synonyme de développement :

Tous les Canadiens peuvent être fiers de nos réalisations en Afghanistan, par exemple du fait que les fillettes afghanes puissent aller à l’école en toute sécurité, a déclaré la ministre Verner. Notre approche globale jumelant développement, diplomatie et défense aide les Afghans à stabiliser leur pays, à y faire régner la primauté du droit et à faire en sorte que plus jamais le pays ne serve de refuge aux terroristes.(94) Communiqué de l’ACDI, 2006.

Si les activités de reconstruction menées en Afghanistan par les entreprises canadiennes à but lucratif ou non participent d’une stratégie dite de stabilisation politique, elles s’alignent également sur la vision (capitaliste) de l’aide au développement qui vise à faciliter l’insertion de l’économie afghane au sein de l’économie mondiale :

C’est ainsi que l’agriculture afghane passe d’une agriculture de subsistance à un modèle agro-exportateur inséré dans l’économie globale. Pilotés par le secteur privé et des ONG financées par des agences internationales ou gouvernementales, ces projets ont mené, entre autres, à la culture et à la production de cumin, de safran, de pommes, d’huiles essentielles variées, de fleurs et de fruits à haute valeur (l’eau de rose est le meilleur exemple). Quant à l’élevage, il est orienté en fonction de la production du cachemire destinée à l’exportation.(95) Gabriel L’Écuyer, Chaire Nycole Turmel, UQAM.

Par ailleurs, le simple fait de canaliser toute l’aide internationale dite de reconstruction vers des entreprises étrangères et des ONG internationales mine les possibilités de développement national. Fort de cette analyse, Ramazan Bachardoust, ministre afghan en charge de la supervision des organisations humanitaires, annonçait en décembre 2004 vouloir interdire 1935 ONG accusées de « dilapider » les fonds de l’aide internationale. « Ces ONG ne coopèrent pas avec le gouvernement ou les autorités d’Afghanistan, elles ne remettent aucun bilan des résultats de leur travail […] elles travaillent à leur propre profit  ». Devant le tollé provoqué par ses déclarations, le ministre a du rendre sa démission. Selon lui, – et selon son prédécesseur Hâdji Mohammad Mohaqqeq – la communauté internationale a commis une grave erreur en confiant la reconstruction du pays aux ONG au lieu de la céder à des entreprises afghanes. «  Les entreprises afghanes n’ont aucune chance d’obtenir un marché. Le jeu est faussé dès le départ avec la compétition entre des organisations humanitaires qui ne payent pas d’impôts et les entreprises internationales… »(96)

Si les ONG ne sont pas étrangères aux critiques formulées à l’égard de l’instrumentalisation politique de l’APD, c’est que d’une part, elles gèrent une partie de celles-ci (x) et que, d’autre part, elles sont souvent perçues par les dirigeants comme des « agentes d’exécution » de leur politique étrangère. [Voir: 2.4 Les OCI]

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ix- La politique internationale du Québec reprend les mêmes objectifs, soit : renforcer la capacité d’action et d’influence de l’État québécois; favoriser la croissance et la prospérité du Québec; contribuer à la sécurité du Québec et du continent nord-américain. (Ministère des relations internationales du Québec. 2006. Politique internationale du Québec : la force de l’action concertée.)

x- Au Québec, les OCI reçoivent une partie des fonds de l’APD par l’entremise des programmes du Ministère des relations internationales du Québec et de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).

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85 Gouvernement du Canada. 2005. Fierté et influence : notre rôle dans le monde. Énoncé de la politique internationale du Canada. [En ligne] (Consulté le 19 décembre 2010.)
86 Severino, « Refonder l’aide au développement au XXIe siècle »
87 Gouvernement du Canada. 2005. « Énoncé de politique internationale du Canada ».
88 Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, Nations Unies. 2004. Un monde plus sûr : Notre affaire à tous. [En ligne] (Consulté le 11 janvier 2011.)
89 Paul, Jennifer et Marcus Pistor. 2009. « Dépenses d’aide publique au développement », Division des affaires internationales, du commerce et des finances. [En Ligne] (Consulté le 21 janvier 2011.)
90 Ces objectifs se retrouvent dans l’énoncé de politique extérieure du Canada. Voir notamment la première Politique de sécurité nationale du Canada, 2004, ainsi que le document Inscrire la coopération pour le développement dans une optique de prévention du terrorisme (2003) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
91 Tomlinson, « L’agence canadienne de développement international… », dans Audet et al., L’aide canadienne…
92 Site web de la Défense canadienne. [En ligne] www.forces.ca (Consulté le 10 mars 2011.)
93 Gouvernement du Canada. Fierté et influence…
94 Agence canadienne de développement international. 2006. « Le Canada appuie le développement communautaire en Afghanistan pour aider les Afghans à rebâtir leur vie », Communiqué du 11 octobre. [En ligne] (Consulté le 3 novembre 2010.)
95 L’Ecuyer, « Afghanistan et business civilisation… »
96 Bassirat.net, « Afghanistan – Bilan des ONG… »