De la culpabilité à la responsabilité

La solidarité avec les groupes sociaux opprimés passe en quelque sorte par un acte de déloyauté vis-à-vis du groupe dominant d’appartenance : l’individu refuse la distribution sociale des privilèges même s’il en bénéficie. Par exemple, un homme conscient de ses privilèges issus des rapports inégaux entre les sexes peut s’afficher en tant que « proféministe » ou « féministe » tout comme une femme blanche peut s’identifier comme antiraciste ou un citoyen canadien, en désaccord avec les pratiques guerrières de son pays en Afghanistan, peut défendre des idées anti-impérialistes.

Si le fait de détenir un privilège implique, par définition, que celui-ci est refusé à d’autres, cela ne signifie pas que tous les privilèges sont négatifs en soi. Certains renvoient à des droits qui doivent être distribués équitablement entre tous et toutes (exemples : sentiment de sécurité, accès à l’éducation, etc.), alors que d’autres impliquent nécessairement un rapport d’oppression (exemples : tirer son pouvoir de consommation des termes inégaux du commerce mondial, voir son sexe ou son identité racialisée surreprésentée dans les médias, etc.). Les premiers privilèges peuvent être perçus comme des avantages positifs, des outils dont on dispose pour développer nos actions de solidarité, d’où la responsabilité liée à la détention de privilèges. Pour que la prise de conscience portant sur nos privilèges soit orientée vers l’action, on peut identifier ces avantages positifs et réfléchir à la manière de les utiliser en faveur d’un changement social. Cette démarche permet de passer d’une approche réactive à une position proactive.

La prise de responsabilité, c’est également la capacité de recevoir des critiques de la part des Autres et de comprendre le sentiment d’injustice que ces derniers peuvent éprouver, sentiment qui peut se manifester par de la haine à notre égard. Il s’agit par exemple de distinguer entre le racisme– lié à la suprématie blanche – et les expressions de haine que peut susciter, par exemple, une visite de touristes blancs dans des quartiers pauvres de Johannesbourg. Encore une fois, ce ne sont pas les individus blancs qui sont en cause ici, mais le choix qu’ils ont fait d’utiliser leurs privilèges pour assouvir leur curiosité et exhiber leur richesse devant les victimes de l’apartheid racial et économique.

De la même façon, il est normal que les coopérant-e-s à l’étranger soient parfois accueilli-e-s avec méfiance par la population locale, tout comme l’on peut recevoir avec scepticisme un discours charitable prononcé par un politicien propriétaire de grandes entreprises. Bref, les privilégié-e-s doivent « faire leur preuve » pour démontrer qu’ils ne reproduisent pas les rapports d’oppression.

Enfin, la responsabilité réfère au devoir de « rendre des comptes ». On a hérité de pouvoirs et de privilèges historiquement nourris par la souffrance des autres : qu’en fait-on ? Par exemple, si l’on prend conscience des privilèges que l’on a en tant que Canadien-ne-s, privilèges qui découlent des politiques coloniales de cet État, on est alors invité-e-s à assumer nos responsabilités face à l’action internationale du Canada et à réfléchir aux moyens d’utiliser nos avantages (possibilité de voyager à l’étranger, accès aux médias internationaux et aux lieux de pouvoir, etc.) pour changer ces politiques et favoriser une redistribution équitable de nos privilèges. [Nous élaborons davantage cette proposition dans le chapitre 3 : Canadien-ne-s en solidarité internationale.]

Dans le cadre de la réflexion proposée, nous suggérons d’exprimer cette prise de responsabilité par l’adoption d’une position critique relativement à l’action de l’État canadien sur la scène internationale.

Pour cette raison, dans le prochain chapitre, nous posons les questions suivantes : Quels sont les objectifs de ses programmes d’aide internationale ? L’action des différent-e-s actrices canadien-ne-s de la solidarité internationale cadre-t-elle avec la politique étrangère du Canada ? Ou vise-t-elle plutôt à créer un contre-pouvoir face aux politiques impérialistes du Canada ?