Mécanismes de défense

Une réaction commune consiste à relativiser le privilège de la richesse en idéalisant le mode de vie des populations pauvres. Les entrevues réalisées auprès d’ex-coopérant-e-s du programme Québec sans frontières, dans le cadre d’une étude portant sur « La convergence troublante du privilège, du militantisme et du tourisme politique »(23), illustrent ce mécanisme de défense face à la prise de conscience de la position privilégiée des coopérant-e-s qui, règle générale, détiennent un pouvoir économique démesuré par rapport à la population locale. « Dans le fond, les vrais privilégiés, ce sont eux, ils sont tellement plus heureux, loin du consumérisme superficiel de notre société », «Ce sont des êtres proches des vrais valeurs, qui s’entraident; finalement leur richesse est bien plus grande que la notre »(24), etc.

Au contact d’autres cultures, les voyageuses sont amenées en effet à s’ouvrir les yeux sur les problèmes de nos sociétés dites développées : consumérisme et superficialité, individualisme et pauvreté relationnelle, etc. Parallèlement à la découverte qu’« un autre monde est possible», s’opère un mécanisme de défense face à la prise de conscience des injustices sur lesquelles repose notre mode de vie. De façon pernicieuse, en idéalisant les vertus de la pauvreté, nous parvenons à nous déculpabiliser d’être parmi les mieux nantis.

Une autre réaction commune consiste à « se sentir mal », « à avoir honte de soi »; or ce sentiment de culpabilité empêche généralement de poursuivre la réflexion sur nos privilèges puisque d’une part nous avons l’impression « d’expier nos fautes » en nous lamentant sur notre statut et que, d’autre part, la réflexion est alors totalement orientée vers l’individu et non plus vers les dynamiques historiques entre groupes sociaux.

Enfin, la reconnaissance de ses propres privilèges peut entraîner une certaine complaisance chez la personne qui se déclare concernée par les systèmes d’oppression. Par exemple, un homme blanc se disant antiraciste sera perçu comme une personne ayant de bonnes valeurs; il pourra en retirer de l’estime de la part de ses pairs et cela, même s’il ne traduit pas ses paroles en actes. Être conscient-e de ses privilèges pourrait ainsi renforcer le déséquilibre du pouvoir, par une valorisation de celui ou celle qui s’exprime ainsi. Qui plus est, Barbara Heron (25) note que les déclarations de foi des privilégié-e-s risquent de les conforter dans leurs positions et de les mener à l’inaction. La prise de conscience sur nos privilèges relève certes d’un processus personnel de réflexion dans un premier temps, mais on ne doit pas la centrer sur notre personne. Il convient de se détacher d’une approche centrée sur soi (culpabilisation ou fierté personnelle) afin d’adopter une approche centrée sur le problème à résoudre (comment faire pour changer les choses ?).

Les privilèges ne sont pas liés à ce qu’on a pu dire ou faire en tant qu’individu, ils expliquent plutôt pourquoi on a eu la possibilité de le dire ou de le faire. Si l’on n’a pas de contrôle sur les privilèges obtenus à notre naissance, on peut cependant choisir la manière dont on utilisera ces privilèges, ce qui génère un sentiment de responsabilité plutôt que de culpabilité, Alors que le sentiment de culpabilité réfère au sentiment individuel, aux besoins personnels et est orienté vers le passé, le sentiment de responsabilité est tourné vers l’action future.

PARCOURS DE SOLIDARITÉ

Cheveux d’or, boucles d’or, non ! je n’ai pas d’or !… mais des kilos de culpabilité. Culpabilité de privilégié-e, refusant son confort… mais le nécessitant et en profitant tout autant… Connaissez-vous ce qu’est la richesse là d’où je viens ? L’envahissement des objets dont on ne peut plus se passer pour se nourrir l’existence ? Savez-vous la pauvreté des contacts humains ? La distance dans les relations ? L’isolement ? Savez-vous que je suis ici pour apprendre à me sortir de ce mode de vie que vous enviez, convoitez, copiez, admirez tant ?

Extraits de la pièce de théâtre Rugissement de terre sur conscience en lutte, Cahier d’accompagnatrice, PASC 2008.

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23- Mahrouse, La convergence troublante du privilège, du militantisme et du tourisme politique.
24- Idem.
25- Heron, « Self-reflection in critical social work practice… », p. 344.