L’émotion ressentie devant une situation de souffrance dépend aussi de l’explication qui lui est donnée. La souffrance est souvent considérée comme normale, inévitable. Presque chaque jour, les médias rapportent l’existence de catastrophes dites naturelles à travers la planète : ouragans, tremblements de terre, inondations, sécheresses, famines, etc. Nous en venons presque à croire que, dans certaines zones géographiques, les populations sont condamnées à subir ces catastrophes qui se suivent l’une après l’autre, entraînant destruction et morts. Sinon comment expliquer que le malheur tombe toujours à la même place?
Cette approche dépolitise les situations dites d’urgence humanitaire (« les conséquences des catastrophes naturelles sont inévitables », « les guerres sont des malchances ou la manifestation d’une nature chaotique », etc.) permettant de se détacher de toute responsabilité.
L’idée que l’Afrique serait en quelque sorte congénitalement engluée dans des guerres tribales d’un autre âge les menant à s’entretuer tous jusqu’au dernier est un mythe colonialiste qui profite bien aux sociétés parce qu’elles peuvent ainsi se laver de toute responsabilité.(163)Alain Deneault, auteur de Noir Canada
Pour l’ancienne présidente d’Action contre la faim, Sylvie Brunelle (I), « les famines sont aujourd’hui le produit de la géopolitique, la malnutrition celui du sous-développement ».(164) Puisque la production alimentaire à l’échelle planétaire est suffisante pour nourrir les six milliards d’êtres humains, les famines et la malnutrition ne peuvent être dues à des conditions naturelles: des choix politiques se cachent derrière cette souffrance humaine trop souvent présentée comme une fatalité.
La géographe classe les famines selon trois catégories :
1)La famine idéologique ou traditionnelle : véritable arme de guerre utilisée par un gouvernement ou un groupe au pouvoir pour faire céder une population, souvent minoritaire, et la forcer à se déplacer (exemples : Arménie, 1915; Ukraine 1932-1933; Juifs et Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale).
2)La famine exposée ou instrumentalisée : qui réfère à l’instrumentalisation d’une situation précaire (rareté des ressources due à des mauvaises récoltes, catastrophes naturelles, etc.) que les pouvoirs publics décident consciemment de laisser s’envenimer pour ensuite lancer un cri d’alarme dans les médias internationaux et revendiquer une aide humanitaire d’urgence. Cette aide permettra à l’État de reconstruire sa légitimé face à la population (au moyen de la distribution de denrées de premières nécessité) et de se repositionner sur la scène internationale en attirant les projecteurs des ONG (exemples : Éthiopie, Soudan, Irak, Corée du Nord).
3)La famine créée ou famine verte : concerne les régions excédentaires (c’est-à-dire où la production alimentaire dépasse les besoins d’alimentation de la population locale). Ces famines sont provoquées et planifiées dans le cadre de politiques relatives par exemple aux quotas d’exportation ou aux réserves de nourriture gérées par l’État ou par les oligopoles de l’alimentation (exemples : Libéria, Sierra Leone).
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(I) Sylvie Brunelle, auteure de plusieurs ouvrages sur le sujet dont la Faim dans le Monde, comprendre pour agir (PUF, 1999), Famines et politique (Presses de Sciences-Po, 2002), ainsi que Nourrir le monde. Vaincre la faim (Larousse, 2009), a démissionné de son poste à l’ACF en 2002, non sans adresser de sévères critiques à l’instrumentalisation de l’humanitaire.
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163 Alain Deneault, dans Gheller, « Dénoncer l’exploitation canadienne en Afrique. Entretien avec Alain Deneault. »
164 Brunelle, Sylvie. 2002. Famines et politique. Presses de Sciences-Po, p 53