L’Occident en Juge et Sauveur

« Seul le dominé fait figure de péril, de fléau ou de menace, l’oppresseur étant le seul véritable héros de l’Histoire. »(153) Lise Noël, historienne québécoise.

Les États impérialistes ne sont pas uniquement des puissances économiques, technologiques et militaires, elles sont également des puissances morales, c’est-à-dire qu’elles définissent les normes et les valeurs de la société mondiale tout en les présentant dans un discours universel. Ainsi, lorsqu’il est question de l’intérêt de la « communauté internationale », c’est en fait des intérêts des pays puissants qu’il s’agit et non pas des intérêts du Burundi et du Laos. Dans les actions de solidarité internationale, cela se traduit par une triste réalité : les dénonciations réalisées par une ONG canadienne auront toujours plus de poids politique que celles formulées par une ONG du Sud. Les organisations du Sud l’ont bien compris et font appel à l’occasion à leurs partenaires du Nord pour donner du crédit à leurs revendications et légitimer leurs actions.

Les Occidentaux en séjour à l’étranger sont toujours appelées à agir en tant qu’observatrices internationales, soit officiellement, dans le cadre d’une mission d’observation internationale, soit officieusement, par le fait de rapporter dans leur pays d’origine ce qu’elles ont vu (au moyen d’articles, d’expositions, de vidéos, de conférences, ou simplement par les conversations avec leur entourage). L’observation internationale a ceci de pervers qu’elle suppose une qualité exceptionnelle chez l’observateur : celle d’être impartial, invisible et universel. Les prémisses à la base de l’observation internationale sont qu’un « tiers-parti » peut témoigner de manière objective d’une situation à laquelle il est extérieur. Plusieurs questions découlent de cette affirmation : L’objectivité existe-elle ? Peut-on être neutre face à une situation ? Pourquoi les Canadiennes seraient-elles dotées de ces qualités exceptionnelles ? L’observatrice appréhende et juge une situation à partir de son point de vue, de sa culture, de sa position sociale, de son idéologie; elle ne peut être « universelle ». Elle ne peut non plus être invisible, sa présence et son action influent sur la situation locale (par exemple, la simple présence d’une délégation canadienne dans une zone de conflit pourrait dissuader les forces gouvernementales de recourir à la violence temporairement; les observatrices internationales ne pourront donc pas témoigner des crimes commis par l’État).

Le public occidental contribue à cette glorification du rôle de témoin extérieur, en supposant à l’étrangère la capacité de voir et de comprendre les dynamiques locales/globales, que la population locale ne peut apparemment pas voir par elle-même. Que ce soit par la position d’experte ou simplement par celle d’observatrice, cette survalorisation des présupposées connaissances occidentales renforce le paternalisme et les rapports de pouvoir, ainsi que le rapporte Gada Mahrouse, dans une étude sur les « journalistes citoyens » en zone de guerre :

Les activistes racontent que, dans des entrevues, ils ont été amenés à jouer le rôle de l’observateur objectif ou celui de l’autorité en la matière. De manière générale, ils disent être perçus par les médias occidentaux comme étant plus informés ou davantage crédibles que la population locale. Ils racontent que les médias leur demandaient souvent de commenter une situation politique que, dans plusieurs cas, ils connaissaient peu.(154)

Par ailleurs, lorsque des ressortissantes du Nord se rendent dans des zones de conflits, la tendance médiatique est de porter l’attention sur celles-ci et sur les risques qu’elles encourent, plutôt que sur le conflit lui-même ou sur la population affectée. Sous-jacent à ce phénomène est le fait qu’il est plus facile de rejoindre le public du Nord avec l’histoire de l’une de leurs semblables. L’important alors n’est pas la situation comme telle, mais qu’une « semblable », une Occidentale, Blanche de préférence, ait pu en témoigner.

Si l’habileté à provoquer la compassion du public dépend du médiateur blanc-occidental, ces pratiques activistes sont alors très loin d’être contre-hégémoniques. Attribuer de l’humanité à l’Autre est en fait la forme la plus raffinée de blanchité.(155) Gada Marhouse, institu Simone de Beauvoir

Un exemple frappant est celui du général Roméo Dallaire et du Rwanda. Dans un article intitulé « Stealing the Pain of Others », Sherene Razack(156) démontre comment le génocide rwandais est devenu objet d’intérêt pour les Canadien-ne-s seulement lorsqu’on le leur a présenté à travers les yeux d’un Canadien. Parce que Dallaire se souciait de ce qui se passait au Rwanda, tous les Canadien-ne-s devaient s’en préoccuper. Dallaire a été élevé au rang de héros national: le génocide au Rwanda était son histoire personnelle de traumatisme et de désespoir. Cette figure forge, selon Razack, une conscience nationale puissante dans laquelle les Canadien-ne-s se convainquent d’être doté-e-s d’un caractère moral élevé vis-à-vis de l’humanité. L’imaginaire canadien est nourri de ces exemples que nous consommons et qui nous font croire en notre propension exceptionnelle à la compassion et à l’action humanitaire, par un processus que S. Razack nomme « le vol de la souffrance des Autres ».

Loin de mettre en cause les bons sentiments du général Dallaire, il s’agit seulement de rappeler qu’il est question, dans cette histoire, d’un héritier du colonialisme, représentant du Canada, posté en Afrique avec ses armes et ses troupes, et non à proprement parler d’une victime.

« Je veux suggérer que la souffrance des Rwandais a été transformée en notre propre plaisir, dans ce bon sentiment que nous offre la contemplation de notre propre humanité. »(157)Sherene Razack, sociologue canadienne.

Finalement, mentionnons que le témoignage suppose une sélection de l’information à transmettre. La personne qui rapporte des faits choisit son discours, de manière plus ou moins consciente; elle ne peut donc prétendre n’être qu’un outil de transmission de l’information. Pour l’activiste qui appuie une cause en solidarité avec d’autres populations, la question se pose : est-il possible de donner la voix aux sans-voix plutôt que de prendre la parole pour eux ?(153)

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153 Noël, L’intolérance, p. 22.
154 Trad.libre. « The activists also spoke of assuming, in interviews, the roles of objective observers or authorities. In
general, they said they were perceived by Western media to be more knowing or trustworthy than the local people and
were frequently asked by media to comment on the politics of situations that, in many cases, they knew little about.»
Mahrouse, « The Compelling Story of the White/Western Activist …», p. 261.
155 Trad.libre. « Assign If the ability to elicit compassion among bystanders depends on a white/Westerner mediator, such activists’ practices are far from counter-hegemonic in their effects. Assigning humanity to the Other is, after all,
whiteness in its finest form.» Mahrouse, « Race-conscious transnational activists with cameras… », p. 99.
156 Razack, « Stealing the Pain of Others… »
157 Trad.libre. « I want to suggest that the suffering of the Rwandans has been transformed into our pleasure, the good feeling that we get from contemplating our own humanity.» Razack, « Stealing the Pain of Others… », pp. 382-383.