L’un des privilèges les plus déterminants est peut-être celui qui concerne le confort et la sécurité qu’offre la société canadienne en tant que pays riche où le conflit social est atténué grâce à un (fragile) cadre de droits. Bien que les Canadien-ne-s soient touché-e-s par les injustices mondiales (qu’il soit question de destruction écologique, d’inégalités économiques, de militarisation, etc.), ils et elles n’en sont pas les plus affecté-e-s. Il en ressort que la solidarité, le militantisme et l’action politique en général se présentent à nous comme une option parmi d’autres, un choix souvent personnel. En comparaison, plusieurs mouvements de résistance au Sud sont issus d’une nécessité de survie immédiate. Elle ne peut se circonscrire à un horaire de travail de 9 à 5 ni se limiter au temps libre. De plus, cette résistance au Sud implique généralement des représailles hautement plus violentes qu’au Nord. Au sein d’un mouvement de solidarité Nord/Sud, ces conditions très différentes entre les membres sont déterminantes en ce qui a trait aux rapports qu’ils entretiennent.
En ce qui concerne les conflits socio-environnementaux par exemple, de multiples mobilisations sont menées au Canada par les communautés directement affectées (et leurs allié-e-s), qu’il soit question de s’opposer à l’exploitation des sables bitumineux ou des gaz de schiste ou aux projets de centrales hydroélectriques ou nucléaires. Dans ces cas, la résistance n’est pas nécessairement un choix personnel, elle peut se présenter comme la seule option pour un village québécois souhaitant assurer la pérennité de ses ressources naturelles ou de son économie locale. Soulignons néanmoins que les conséquences, pour les opposant-e-s, ne sont pas comparables à celles que doit affronter, par exemple, une communauté autochtone de Colombie en lutte contre une entreprise minière canadienne qui n’hésitera pas à recourir à des acteurs armés pour faire taire l’opposition.
Imaginons le cas d’activistes canadiennes lançant un appel à la solidarité pour dénoncer la répression subie par une communauté du Sud mobilisée contre un projet minier canadien. Alors que l’engagement politique des membres de la communauté représente, pour certain-e-s, l’unique voie pour protéger leurs moyens de subsistance et suppose des risques pour leur intégrité physique et celle de leur famille, l’engagement des activistes canadiennes contre ce projet n’aura pas de conséquences immédiates sur leurs conditions de vie. Ces dernières peuvent décider de consacrer à cette campagne leurs temps libres ou de l’oublier quelques jours pour prendre du repos. Elles ont en outre le privilège d’analyser la situation à tête reposée, avec recul, ce qui peut les amener à prôner une stratégie juridique ou de lobbying lente et laborieuse et à condamner les irruptions de violence de la part de la population locale en y voyant un manque de stratégie. La situation inverse est également probable : les activistes canadiennes peuvent voyager, se rendre sur les lieux du conflit et engager des actions de confrontation directe (comme elles auraient choisi de le faire au Canada). Ce faisant, elles risquent tout au plus la déportation (sauf exceptions) alors que la communauté affectée sera ensuite victime d’une intensification de la répression.
Si leur organisation canadienne offre un soutien financier, médiatique, technique, etc., au mouvement de résistance local, il y a fort à parier que leur lecture (extérieure) du conflit aura une influence déterminante sur la conduite des actions bien qu’elles ne soient ni les principales affectées par l’exploitation minière et la répression ni les protagonistes du mouvement de résistance.
La dimension de la solidarité en tant que décision personnelle (plutôt que nécessité) nous offre le privilège de choisir nos implications sociales. Bien souvent, celles-ci sont fonction de notre parcours personnel (réseau social, expériences, réflexions politiques, etc.) et sont donc sujettes à changements, particulièrement chez les jeunes. Pour cette raison entre autres, l’enjeu de la rétention des coopérant-e-s à leur retour de stage est un défi de taille pour les OCI. L’implication des ex-coopérant-e-s au sein de l’organisme qui a encadré leur stage est pourtant essentielle pour assurer la pérennité des liens de solidarité. Les ex-coopérant-e-s sont invité-e-s à témoigner de leurs expériences, à mobiliser de nouveaux appuis pour le projet, à participer activement aux campagnes de sensibilisation au Québec, etc. Néanmoins, nombreux sont les OCI qui déplorent la perte de contact avec leurs ex-coopérant-e-s qui, une fois l’activité de « retour terrain » réalisée, coupent les ponts avec l’organisme.
De la même façon, les ressortissantes étrangères sur le terrain ont l’immense privilège de pouvoir se soustraire de la situation lorsque celle-ci devient trop dangereuse. En cas de maladie, de menaces politiques, de catastrophes naturelles ou tout simplement à la fin de notre séjour, nous brandissons notre passeport et rejoignons la sécurité, le confort et les services de santé de notre pays. Bien que plusieurs coopérantes racontent qu’elles ont l’impression, pendant leur séjour à l’étranger de « vivre comme les gens de la place », la seule existence de cette « porte de sortie » que représente la citoyenneté canadienne fait en sorte que nous ne partagerons jamais les mêmes conditions de vie. Dans une situation d’urgence, notre vie (canadienne) revêt une valeur supérieure à celle des habitant-e-s locaux : les portes de l’ambassade s’ouvriront, des pressions politiques pourront être déployées, même les médias internationaux (entendre occidentaux!) s’intéresseront à notre cas personnel.
Les personnes présentes avaient des lien de solidarité avec le peuple mapuche au Chili et avec le mouvement de récupération des usines en Argentine; de plus, une militante de la CLAC venait de passer huit mois aux côtés des communautés afrodescendantes en résistance dans le département du Choco, en Colombie.Sa présence avait notamment servi à repousser plusieurs incursions paramilitaires. Comme c’était le projet le plus concret et qu’il concordait avec nos objectifs politiques, nous avons formé le PASC.
Cette question de choix est centrale dans l’existence à long terme du collectif. En effet, bien qu’existe un engagement collectif à long terme envers les luttes que nous appuyons, l’implication des individu-e-s membres et des accompagnateur-trice-s est subordonnée à leurs projets de vie personnels, lesquels sont changeants.