Relations avec leurs partenaires du Sud

Les politiques de coopération évoluent de manière permanente et évolueront encore suite aux crises qui se produisent dans le monde entier et dans tous les milieux. Ces changements n’ont pas favorisé les mouvements sociaux et encore moins les femmes autochtones, étant donné qu’ils ont rompu certains processus et nous imposent sans cesse de nouveaux « ingrédients », qui font que nous devons élaborer un nouveau “menu”. Souvent, ce menu étant totalement nouveau, plutôt que de remplir notre estomac, il nous rend malades. […] Les femmes en général et le mouvement féministe en particulier, ont été critiques et autocritiques. Je pense qu’il est aussi pertinent que la coopération le devienne…(134) Flory Yax Tiu, militante maya, Guatemala.

Cette position d’expert des ONG se répercute dans leurs relations avec leurs partenaires du Sud. Les ONG conçoivent leurs relations avec leurs partenaires du Sud de différentes manières. Si certaines ONG offrent des services ou viennent en aide à des populations démunies, d’autres soutiennent des initiatives du Sud ou participent aux luttes d’acteurs et actrices du Sud en faveur de la justice sociale.
Bien que les ONG considèrent leurs partenaires du Sud comme des alliés égaux, la structure même des rapports Nord/Sud tend à soumettre les organisations du Sud au programme des ONG du Nord.

Lors du Forum sur l’efficacité de l’aide, « Les participants ont affirmé que les relations de pouvoir inégales entre les OSC du Nord et du Sud étaient un obstacle considérable à la création de partenariats réels et durables. Les inégalités sont attribuables avant tout à des déséquilibres en matière de ressources financières et de responsabilisation mutuelle […]. Parmi les problèmes soulevés, mentionnons les rôles directs et changeants des OSC du Nord dans les pays du Sud, les répercussions de la dépendance des OSC du Nord à l’égard du financement des donateurs, tant sur le contenu que sur les conditions de leurs relations avec leurs homologues du Sud, les répercussions de la croissance de très grandes “familles d’ONG” du Nord sur les OSC du Sud ainsi que sur les plus petites OSC du Nord.. »(135)

Ces relations de pouvoir inégales s’expliquent en partie par la structure du financement. Il convient en effet de se demander « d’où vient l’argent ? » puisque celui qui le possède dicte les priorités.

Dans la coopération internationale, l’argent est donné aux ONG du Nord principalement par les agences gouvernementales et les institutions internationales, dominées par les pays du Nord. (À titre d’exemple, 83 % du financement de l’ACDI destiné aux organisations de la société civile du Sud passe par l’entremise des ONG canadiennes(136)). Par la suite, ces ONG vont utiliser l’argent reçu pour envoyer des coopérant-e-s dans les pays du Sud ou pour financer des ONG au Sud, sélectionnées en fonction de leurs critères de partenariat. Dans cette structure, les organisations locales du Sud doivent rendre des comptes davantage à leurs bailleurs de fonds (du Nord) qu’à leurs membres ou bénéficiaires (du Sud). Pour cette raison, il est courant de voir certaines ONG au Sud s’approprier le vocabulaire reconnu par les fonctionnaires du Nord. Bien que plusieurs ONG canadiennes souhaitent soutenir des projets émanant de la base, il n’en reste pas moins que ces projets réalisés par et pour les populations du Sud dépendent en grande partie du financement du Nord et sont donc soumis aux orientations privilégiées par les États du Nord.

L’enjeu du financement est crucial pour les organisations qui évoluent dans un contexte de précarité. Exposer les mécanismes injustes du système de financement des organisations du Sud ne doit pas servir de prétexte à ignorer les initiatives et les succès d’organisations qui se battent quotidiennement pour leur autonomie. Soulignons donc l’inventivité des ONG du Sud qui, loin d’accepter passivement cette structure hiérarchique, rivalisent d’ingéniosité pour déjouer les conditions imposées à leur financement. Par exemple, certains mouvements sociaux comme le Mouvement Sans Terre du Brésil créent des ONG parallèlement à leur mouvement pour gérer les fonds provenant du Nord.

PARCOURS DE SOLIDARITÉ

En 2005, alors que les communautés du Jiguamiando entraient dans une phase importante de retour sur leur terre, le PASC a, à leur demande, invité un représentant de l’ambassade canadienne à se joindre à une délégation officielle sur place. Lors de sa venue, les membres de la communauté lui ont demandé du financement pour la construction d’une école, dans le cadre de leur projet d’ethno-éducation.
Le PASC n’aurait pas proposé de faire une telle demande, car nous considérons que l’argent dédié par l’État canadien à ce genre de projet ne sert qu’à occulter les immenses sommes investies par le Service du développement économique de la même ambassade, lequel vise à faciliter les investissements des compagnies canadiennes afin d’exploiter les ressources humaines et naturelles de la Colombie.
Nous avons fait part de notre point de vue aux communautés, tout en acceptant de faire le suivi nécessaire pour l’obtention de ce financement, selon la décision prise par les communautés. Selon elles, l’État canadien n’a aucun scrupule à amasser ses richesses par le pillage de leurs ressources, pourquoi auraient-elles alors des scrupules à récupérer cet argent ?

La soumission face à l’agenda des bailleurs de fonds a également pour effet de favoriser l’ONGéisation des mouvements sociaux du Sud puisque, règle générale, les fonds ne sont octroyés qu’à des organisations légalement constituées. À ce sujet, Mamadou Goïta, qui côtoie depuis 30 ans les organisations paysannes et les ONG du Mali et du Burkina Faso, déplore le fait que :

On ne trouve pas de ressources pour épauler un mouvement paysan dans ses fonctions de mouvement. Les ressources sont toutes liées à des projets spécifiques orientés vers des objectifs décidés par les opérateurs des bailleurs de fonds. Il n’y a pas de fonds destinés au renforcement du mouvement lui-même.(137)

Cette tendance à imposer un modèle associatif occidental (l’ONG plutôt que le mouvement, la communauté, le conseil d’anciens, etc.) se traduit dans certains cas par une réelle instrumentalisation des acteurs du Sud. De nombreuses ONG composant avec des normes de financement restrictives parviennent à financer inconditionnellement des organisations du Sud. Cependant, le système de financement en place permet rarement d’éviter aux partenaires du Sud les conséquences négatives que celui-ci génère. Pour répondre aux critères de rentabilité de leurs bailleurs de fonds et ainsi assurer leur financement, garant de leur survie, les ONG du Nord doivent sur le terrain sélectionner les ONG locales jugées « viables ». En leur offrant financement et soutien, elles consolident certaines organisations qui deviennent, par ce fait, des acteurs de poids alors que d’autres sont marginalisées. Ce processus de sélection contribue donc à définir les acteurs de la scène politique locale. Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des organisations du Sud être créées de toutes pièces pour les besoins des ONG du Nord. À ce propos, Mme Georgette Bieble, directrice de l’ONG Cause commune de Kinshasa, décrit avec une ironie amère les « missions d’identification » réalisées par les ONG du Nord qui viennent ” multiplier les critiques et semer la division ” entre ONG congolaises à l’affût de crédits (138) (…)

Une sorte d’” ONGéisation ” déforme en effet le champ social et devient un mode de vie orienté vers la captation des fonds venant de l’étranger. Les ” ONG de serviette “, frauduleuses ou fictives, ne font que ” s’adapter à toute demande des bailleurs “. Selon le sociologue Marco Giovannoni, spécialiste de Kinshasa, « l’argent des ONG (internationales) et certains projets ont perverti la dynamique de la vie associative à Kinshasa » et « annihilé la société civile ».iii (139)

Relativement à cette compétition entre acteurs locaux pour la captation des fonds en provenance du Nord, le danger de la division des mouvements semble inévitable, qu’il soit question de désaccords quant à l’acceptation ou non des fonds étrangers, de débats quant à leur utilisation prioritaire ou de la concurrence qui se joue entre les initiatives communautaires locales pour obtenir l’aide financière du Nord. Loin d’être un exemple de concurrence loyale, le domaine de la coopération est généralement le théâtre de grands monopoles où les plus puissantes ONG du Nord revendiquent une relation d’exclusivité avec leurs partenaires du Sud, véritable chasse-gardée. Béatrice Pouligny, chercheure au Centre d’études et de recherches internationales de France déplore que :

Ceux qui occupent des positions de pouvoir et d’accès privilégié aux décideurs ou aux médias résistent souvent à l’arrivée de nouveaux partenaires et protègent leur prétention à présenter tout le monde.(140)

Avec le modèle associatif imposé aux mouvements du Sud pour leur permettre d’accéder aux ressources des ONG du Nord, c’est tout un ensemble de savoir-faire occidental qui est proposé en tant qu’unique modèle pour bénéficier de la coopération internationale. Le langage, les concepts, les projets, les priorités, etc., viennent du monde « développé ». Dans son étude des programmes d’aide internationale orientés vers la petite paysannerie en Afrique de l’Ouest, B. Lecomte dresse la liste des démarches et obligations auxquelles doivent se soumettre les petites organisations paysannes pour accéder au financement (141):

  • pour être prise en considération, leur demande doit revêtir les formes codifiées d’un dossier de projet (ou de programme) ;
  • pour être admissible à l’examen, ce dossier doit comporter une description du trio coût-délai-objectif de chaque activité envisagée ;
  • pour convaincre les décideurs, toutes les activités doivent être ordonnées, selon un tableau ”  stratégique “, dit ”  cadre logique ” ;
  • pour être accepté, ce tableau doit chiffrer les résultats visés et préciser les indicateurs permettant de mesurer ceux-ci ;
  • pour être ” finançable “, chaque dépense envisagée doit être prévue avec précision au sein d’un budget détaillé ;
  • pour être validée, chaque dépense effectuée doit correspondre à cette prévision budgétaire ;
  • pour être mise en œuvre, une activité sous-traitée doit faire l’objet d’un appel d’offres ;
  • pour être informée d’un appel d’offres, toute institution (privée, publique ou association) doit être formellement reconnue par l’État receveur ;
  • pour concourir, l’institution doit financer le travail de préparation de son offre et la rédiger dans des formes codifiées.
  • Cet ensemble complexe de démarches bureaucratiques, très éloigné de leur réalité, ne peut généralement pas être assumé par les membres des organisations paysannes. Ces dernières sont alors contraintes à faire appel à des expert-e-s pour rédiger leur appel d’offres ou à modifier leur mission de base pour y inclure la formation de cadres et la gestion de projets. À ce sujet, le Conseil canadien pour la coopération internationale – CCCI, conclut :

    Les soumissions concurrentielles occasionnent des frais si élevés que les organisations plus petites ou celles qui ont de nouvelles idées (tant les entreprises que les organisations sans but lucratif) sont éliminées du système.(142)

    Pour permettre aux organisations du Sud de naviguer habilement au sein des rouages de l’aide internationale et de la coopération internationale, les ONG du Nord interviennent alors pour offrir des services de « renforcement des capacités » (xix) à leurs partenaires du Sud. L’objectif de ces services pourrait ressembler à une approche en termes d’empowerment, mais rien n’est plus faux puisqu’il s’agit de s’adapter à une structure de pouvoir mise en place par le Nord et non de développer un pouvoir propre aux organisations du Sud. Les programmes développés selon l’axe du « renforcement des capacités » visent généralement à favoriser l’adoption, par les organisations du Sud, des prescriptions et méthodologie développées au Nord (cadre logique, gestion axée sur les résultats, plan stratégique ) selon des modèles entrepreneuriaux.

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    xix Le « renforcement des capacités », popularisé par l’expression anglaise capacity building, est le mot d’ordre actuel pour atteindre les objectifs de développement. Il réfère à l’assistance, fournie par les institutions internationales et les ONG, aux populations et organisations du Sud pour développer et renforcer certaines compétences et habiletés, afin de les rendre plus performantes.

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    134 Yax Tiu, « Autonomie et droits des femmes autochtones… », dans Martineau et al., Droits des femmes et égalité…, p. 55.
    135 Rapport final du Forum international sur la société civile et l’efficacité de l’aide, p. 27.
    136 Lavergne et Wood, Cida, Civil Society and Development…
    137 Entretien avec M. Goïta, directeur exécutif de l’IRPAD-Afrique (Institut de recherche et de promotion des alternatives de développement), 16 janvier 2009, cité dans Lecomte, « Impacts des appels d’offres… », dans Duchatel et Rochat, Efficace, neutre, désintéressée ?…, p. 48.
    138 Galy, « A Kinshasa, aventuriers africains et professionnels occidentaux. »
    139 Hours, « Derrière les évidences…»
    140 Pouligny, « Les réseaux antimondialisation dessinent-ils véritablement une société civile internationale »
    141 Lecomte, « Impacts des appels d’offres sur les organisations paysannes … », p. 47.
    142 Conseil canadien pour la coopération internationale (CCCI), Renforcement des partenariats avec la société civile, p.5.